Le plus imprévisible et indompté des chanteurs français était de passage ce dimanche soir au Cirque Royal à Bruxelles pour la deuxième date d’une tournée automnale qui l’emmènera jusqu’à Paris-Bercy en décembre. En règle générale, une tournée vient appuyer la sortie discographique de l’artiste concerné. Mais SAEZ et les règles générales sont des choses qui cohabitent mal. La situation est cependant plus nuancée : sur son site internet, SAEZ a en effet annoncé il y a quelques mois qu’il venait de finir un triple album nommé « Apocalypse », d’une durée de 3 heures, auto-financé et proposé dans un premier temps en écoute unique à une date encore inconnue, pour un prix relativement important devant permettre d’amortir le coût de production de l’œuvre. Rien de bien anormal jusque là. L’affaire se corse à partir du moment où SAEZ annonce que si la somme globale n’est pas réunie, l’album restera au placard. Bref, les années passent et SAEZ continue à tracer son chemin, sans compromis ni filtre, poétique et brut de décoffrage à la fois, ne permettant pas de pouvoir le cadenasser dans une rassurante mais toujours trompeuse catégorie quelconque.

Toujours est-il que le Cirque Royal affiche complet depuis plusieurs mois, alors qu’aucune promotion n’a entouré cette tournée. La fan base du chanteur répond présent et ils sont nombreux sur Ticketswap à chercher des places pour le concert de ce dimanche soir. Pas question d’arriver en retard puisque c’est 3 heures de concert qui sont annoncés, avec un début de set prévu à 19h afin de pouvoir respecter les restrictions de bruit imposées en soirée par la Commune de Bruxelles-Ville. Avec ce format XXL adopté par SAEZ depuis le milieu des années 2000, il se démarque là aussi des pratiques actuelles de la majorité des artistes dont les concerts excèdent très rarement les 2 heures. Les mauvaises langues diront, avec un léger sourire moqueur, qu’avec une durée de 3 heures le concert doit s’accompagner d’un traitement psy pour soigner la dépression qui suivra, ou mieux, d’une corde. Les fans y verront de leur côté une prestation généreuse, sans concession et honnête. Rien d’anormal là non plus, puisque depuis le début de sa carrière, SAEZ suscite des prises de positions très tranchées à son sujet, ne laissant personne indifférent, pour le pire ou pour le meilleur, au regard de toute la complexité du bonhomme surnommé « L’Ours ».

Après son passage par Forest National en 2019, où il était malade mais avait assuré malgré tout un concert bien rock, nous nous étions à l’époque honnêtement demandé avec inquiétude s’il passerait l’hiver. C’est donc avec une légère appréhension que nous nous sommes rendus au Cirque Royal près de 4 ans plus tard. Damien SAEZ est à l’heure ce soir, et c’est à 19h pile qu’il monte seul sur scène, en tout simplicité, pour aller s’installer dans un large canapé en cuir brun, convivial et chaleureux à la fois. Il s’y installe et s’empare d’une guitare acoustique avec laquelle il se met à égrener délicatement les notes du titre « A ton nom » issu du double album « God Blesse ».

Comme toujours, il s’octroie toutes les libertés qu’il souhaite dans ses intonations de voix pour interpréter ses titres. Sa voix résonne de manière doucement caverneuse, moins criarde et gémissante que par le passé. Il enchaîne avec « L’ humaniste » (et son inspiration assumée de « Nuit et brouillard » de Jean Ferrat) et « Les enfants paradis » où il est rejoint par un discret accordéon qui vient accompagner son chant et sa guitare. La présence sur scène de cet instrument peu courant n’a rien de nouveau avec SAEZ. Depuis plusieurs tournées maintenant, celui-ci occupe une place privilégiée dans les tournées du chanteur.

D’abord taiseux, SAEZ se montre de plus en plus bavard, au fil du déroulement de la soirée, alternant entre humour et autodérision lorsqu’on lui demande comment il va et qu’il répond qu’avec lui la santé ça n’est jamais le top. Tout en lâchant un généreux et merde putain, il se marre lorsque ses partitions se cassent la gueule de son pupitre. Durant le concert, il prend aussi le temps de se confier sur son ressenti des choses, se perdant parfois un peu quelque part entre philosophie poétique ou poésie philosophique, au choix. Puis par moment, il remet aussi un peu d’ordre au sein d’une assistance un peu trop turbulente, qui réclame par exemple du rock pendant qu’il joue des titres acoustiques. Malheureusement, les concerts de SAEZ voient régulièrement une petite minorité, plus amatrices de bière que de musique, venir beugler des choses et d’autres au cours de la soirée. Il est vrai que la tendance du bonhomme à ne pas se cacher de son prononcé penchant pour l’alcool entraîne la présence d’une certaine partie du public aux motivations brassicoles démesurées.

Mais SAEZ rappelle à tout le monde qu’il est le seul patron et que si le public ne respecte pas ce qu’il a à proposer ce soir, il peut aussi quitter la scène et finir la soirée bien tôt. SAEZ dompte donc la salle mais il dompte également la scène où il dirige, tel un chef d’orchestre et toujours assis dans son canapé, les 8 musiciens qui l’accompagnent. On retrouve des guitares, beaucoup de guitares, une section rythmique, du piano et donc l’accordéon. La nouveauté vient de la présence sur scène de l’énigmatique chanteuse-actrice et mannequin Ana Moreau. Elle vient s’asseoir à l’avant de la scène, au côté de SAEZ, et pose sa voix pour l’accompagner au chant, soit en y superposant sa voix, soit en assurant les chœurs de certains titres. Ana Moreau évolue depuis longtemps déjà dans la sphère saezienne, mais c’est la première fois qu’elle monte sur scène, là où la testostérone régnait en maître jusque-là. SAEZ lui offre aussi un vrai duo avec « Les exs », titre inédit où leurs deux voix se donnent le change pour une fragile ode à l’amour et à la mélancolie.

Maintenant que tout ce petit monde est présent sur scène, le concert prend une dimension où les arrangements musicaux et aux sonorités rock prennent petit à petit le contrôle de la soirée. SAEZ livre trois extraits de son dernier EP inspiré par la guerre en Ukraine. Le titre « Levguenia » est ainsi sublimé par les chœurs, les guitares et le piano, avec un final instrumental aux puissants accents mélodiques slaves. Le titre « Telegram » prend par moment des airs de slam, mettant en lumière le sens des mots, aussi bien pris dans leur individualité que dans leur mariage avec ceux qui les précèdent et ceux qui les suivent. Là aussi , le morceau offre un intense final instrumental. Vient ensuite « La beauté du cœur » où SAEZ alterne entre rage et émotion, dans une interprétation très brelienne.

Sur cette tournée, SAEZ semble privilégier les titres poétiques à ceux dont les textes sont plus bruts de décoffrage. S’enchaînent notamment « A nos amours », « Les meurtières » et « Into The Wild » avec ses airs de western rougeoyant, doucement psychédélique. Tous ces titres, mais aussi l’hurlante « Germaine » et l’hypnotique « Fin des mondes » bénéficient d’arrangements électriques puissants et profonds, y donnant une dimension nouvelle, quasi-cinématographique. Ca y est, SAEZ est debout, le Cirque Royal exulte une nouvelle fois.

Après une pause, le groupe revient sur scène pour une partie plus rock, aux accents punk et plus rentre-dedans. « Bonnie” ouvre le bal, d’abord en guitare-voix, jusqu’au moment où la batterie vient donner le signal de départ à la fosse : l’heure du pogo est arrivée, le public des gradins se lève. SAEZ est sur scène comme chez lui avec ses potes, n’hésitant pas à demander aux musiciens de s’arrêter de jouer quelques instants pour expliquer l’une ou l’autre chose qui lui traverse l’esprit. Le titre s’achève avec un Cirque Royal qui reprend en chœur la mélodie aux airs de chant de marin de ce morceau aux paroles sexuellement explicites. Même ambiance de bar bondé et surchauffé avec « Rue d’la soif ». « J’accuse » est par contre moins incisif que par le passé. Ce titre à haute charge accusatrice, comme son nom l’indique, manque d’un peu de punch et de vigueur dans son interprétation vocale. Cependant, le morceau s’achève avec un gros solo de guitare électrique alors que SAEZ hurle antisocial à tout bout de champ. Autre brûlot ensuite avec « Pilule » et son texte fleuve envoyé à haut débit. La fosse bouillonne, les slammeurs sont de sortie et les mecs se mettent torse nu alors que la scène est noyée dans les fumigènes et les lumières rougeâtres. « Des p’tits sous » vient clôturer ce brûlant chapitre du concert où une fois encore l’accordéon bénéficie d’une grosse mise en lumière parmi les traditionnels instruments rock.

La fin du concert s’annonce doucement avec le traditionnel enchaînement « J’veux qu’on baise sur ma tombe », et son long final aux airs de chants de marins bercés là aussi par l accordéon, et « Tu y crois » qui clôture les concerts de SAEZ depuis près de 20 ans. Ce dernier titre s’étire sur près d’un quart d’heure. D’’abord crépusculaire, le titre se transforme progressivement en trip incantatoire avant de s’achever dans un gros mur de son électrique aux accents de blues. SAEZ prend le temps de saluer le public, il lève son verre à la santé des uns et des autres, grand sourire aux lèvres. Il est plus de 22 heures, le concert a commencé il y a 3 heures. Les musiciens quittent ensuite la scène mais le public reste dans la salle et en réclame encore. Son souhait est exaucé puisque SAEZ revient sur scène pour deux derniers titres en guitare-voix : « Jeunesse lève toi » et « Putain vous m’aurez plus » où l’accordéoniste vient poser la dernière notre du concert, alors que SAEZ a une dernière fois pris le temps de saluer le public, le remerciant d’être venu ce soir et rappelant que c’est aussi ça qui donne du sens à ce qu’il fait et lui permet de continuer à y croire quand il doute.

Damien SAEZ, bien que se définissant comme athée, est un artiste habité et animé par des croyances plus universelles que celles proposées par toutes les religions : il croit en l’humain, en la poésie et en l’amour. Son titre « La beauté du cœur » issus de son dernier EP, « Telegram », en est la parfaite illustration, dévoilant toute la complexe nuance de cet artiste se bagarrant comme un Hells Angels avec sa vision du monde franchement peu réjouissante et flirtant constamment entre l’amour et la haine de ses démons intérieurs tout en brûlant constamment et dangereusement la mèche par les deux bouts à l’aide d’un lance-flamme. Malgré cela, des tristes tableaux qu’il dépeint dans ses paroles et sa musique, SAEZ en fait très souvent émerger la lumière, la résilience (oui oui) et quelque chose qui s’apparente en définitive au concept supérieur de beauté humaniste et de redoutable pulsion de vie. Il en a encore fait la démonstration à Bruxelles en ce pluvieux dimanche soir d’automne en compagnie de son fidèle public qui le suit au gré de ses imprévisibles choix et projets.

SAEZ – Cirque Royal – Bruxelles – 12/11/2023

A ton nom – L’humaniste – Les enfants paradis – Levguenia – Telegram – La beauté du cœur – A nos amours – Les exs – Les meurtrières – Germaine – Fin des mondes – Into the wild – Bonnie – Rue d’la soif – J’accuse – Pilule – Des p’tits sous – J’veux qu’on baise sur ma tombe – Tu y crois – Jeunesse lève-toi – Putain vous m’aurez-plus

Notre reportage photo de la soirée est disponible ICI .

Écrit par Jean-Yves Damien